01 septembre 2007

La pomme et la poire

La pomme et la poire

roman sémantico-genésique
extrait de la Légende plaquée or du Grand Fruitier de la Baie des Anges








Chapitre Premier


Eve contemple l'arbre depuis tôt ce matin. Elle le trouve beau avec ses fleurs blanches et roses. Quel nom lui donner, à cet arbre qu'elle contemple avec tant de plaisir ?
Elle rêve et, dans son rêve, prend conscience d'un petit bruit persistant. Mille dieux ! pense-t-elle. Encore Adam et ses bricolages. Cette créature bruyante n'a qu'une idée en tête : rivaliser avec papa. Et je te scie et je te cloue et colle et assemble et cloue et pan et pan et pan ! C'est intenable, d'autant plus intenable qu'il produit en même temps des bruits d'accompagnement avec sa bouche ou sa gorge.
Adam, cette fois, étonne Eve. Il ne colle ni ne cloue ni ne pan pan pan. Adam se contente de faire un petit son sourd entre ses lèvres - qu'il a plaisantes soit dit entre parenthèses, pense Eve. Elle écoute plus attentivement et ce petit bruit la ravit ; cela fait pom pom pom pom !
Aussitôt pensé, aussitôt décidé : pour toujours se souvenir de cet instant où ce niais ne lui a pas cassé les oreilles mais, tel un à venir Orphée, les lui a charmées, elle va baptiser son bel arbre inconnu selon ce petit bruit : pom pom pom pom...
Pom ? Non, cela manque de majesté. Pom pom ? Elle ne se voit pas disant à papa : je vais voir si mon pom pom a cette nuit fleuri. C'est qu'il commence à l'ennuyer avec ses pom, ce niais.
Oh ! quelle bonne idée ! Elle va joindre en un seul mot le bon souvenir de cette journée à nulle autre semblable et ce délicieux petit son qui résume si bien la bruyante créature : niais. Le pom-niais ! Ah ! la bonne blague ! C'est papa qui va bien rire, lui qui le trouve sot comme un seau vide, cet Adam bricoleur.



Chapitre II


La porte du jardin grince toujours un peu. Eve soupire. Ce feignant d'Adam ne l'a toujours pas réparée. Elle, elle ne peut pas le faire car il lui manque la force de déboîter de ses gonds le côté qui grince. Il y en a pour quelques secondes ! Ensuite, gratter la rouille, passer l'anti-rouille, repeindre et graisser, elle peut le faire ! D'exapération, elle décide d'aller secouer les puces de son co-locataire de jardin mais une bonne surprise l'attend. Ce n'est pas Adam qui a fait grincer la porte du jardin, c'est papa !
— Papa ! appelle-t-elle en agitant le bras.
— Ah ! tu es là, ma Nénève !
Ils s'embrassent comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis une éternité. Papa a toujours des poils follets dans sa barbe et Eve se met à rire. Ça la chatouille ! De plus, elle trouve irrésistiblement drôles les touffes qu'il a dans les oreilles. Cela le fait ressembler à Chat.
— Papa ! J'ai encore nommé un arbre.
— C'est vrai, ma tite loutte ?
Dieu est toujours très tendre avec Eve.
— Ecoute…
Les explications d'Eve sur le pomniais durent longtemps car ils ont tous deux des crises de fou rire à en tomber sur le gazon, ce dont ils ne se privent pas.
— Tu es inimitable, ma Nénève, dit enfin papa. Mais chut !
Comme dans une de ces comédies qu'il aime tant, il met un doigt sur sa bouche barbue en roulant les yeux.
— Chut ! répète-t-il. Je vois monsieur pompom qui vient par ici.
Quelques instants plus tard, Adam débouche au coin du bosquet tandis qu'Eve tente de maîtriser la crise de hoquet qui l'a saisie. Monsieur pompom ! Papa est impayable, vraiment. S'il n'existait pas…
— Tiens ! dit Adam. Je ne vous ai pas entendu entrer.
Adam voussoie papa. Il l'a toujours fait.
— Pourtant la porte grince assez fort, rétorque le barbu. Tu devrais faire quelque chose. Et tu pourrais me dire bonjour, tant que tu y es.
— Bonjour, papa, marmonne Adam.
Son problème, c'est la jalousie. Ces deux-là, Eve et papa, ils n'arrêtent pas de se raconter des histoires en rigolant. Ils doivent même se moquer de lui, c'est sûr. Et cela lui fait de la peine.
— Vous aviez l'air de bien vous amuser ? demande-t-il en essayant de sourire.
— Euh… Oui, répond papa. C'est un truc… Euh… Tu vois cet arbre, là ?
Il désigne le pomniais derrière Adam qui se retourne pour le voir. Papa en profite pour lancer un clin d'oeil complice à Eve, l'air de dire : ne t'inquiète pas, fillette, j'ai trouvé une idée !
— Tu vois, reprend-il, les choses rondes qui sont pendues aux branches?
— Oui, ça se mange et c'est bon.
— C'est vrai ? Tu as essayé ?
— Oui, papa. Je goûte à tout ce que je trouve.
Papa contemple le dos d'Adam d'un air pensif, une vague lueur de considération dans l'oeil. La créature bruyante deviendrait-elle moins niaise avec le temps ? Ou bien était-ce le vulgaire fruit du hasard ? Mais papa hausse les épaules. Il ne voit pas la nécessité de se casser la tête pour comprendre le comportement du niais.
— Tu nous apprends une bonne nouvelle, Adam, dit enfin Dieu. C'est, vois-tu, de cela que nous riions quand tu nous surpris. Nous imaginions les emplois possibles pour ce fruit rond et dur.
— Oh ! Pas si dur que cela, dit Adam avec fierté.
Tout heureux de, pour une fois !, pouvoir se faire valoir, il oublie de demander des précisions sur ce qui faisait rire Eve et papa.
— Cela dépend des moments, poursuit-il. Avant de tomber de la branche, le fruit devient rouge et juteux. Tenez ! Comme celui qu'on aperçoit là-haut !
— Tu irais le chercher, Adamichou ? demande Eve.
Tout fier, le sot se précipite et grimpe dans l'arbre.
Eve et Dieu se regardent en se retenant de rire.
— Ma Nénève, je trouve ton "pomniais" un peu difficile à prononcer. Que dirais-tu de le transformer en "pompom y est" ?
— Pompomié ?
— Attends… Je crois que j'ai trouvé : pomié ?
— Oh ! oui, papa ! Et les fruits sont les poms ! Et, ajoute-t-elle avec sa moue à la BB, puisque c'est moi qui les ai nommés les premiers, ils seront du genre féminin.
— Une pom ? Oui, ça sonne bien. C'est vendu, ma bichette !
Adam revient avec la pom et, d'un air conquérant, la donne à Dieu.
— Goûtez, papa !
— Excellent, mon tit Adam ! Mes enfants, je vous propose, en l'honneur d'Adam qui aime chanter "pom pom pom", d'appeler cette chose "pom" !
Rouge de confusion, Adam se hâte de regrimper à l'arbre.
— J'en ai vu d'autres ! Je vais vous les chercher.
Dieu se tourne vers Eve et soupire.
— Je sens que je ne vais pas tarder à créer les poires, dit-il. Cela lui ira très bien à notre dépendeur de poms !
C'est à cet instant qu'Eve, qui croquait la moitié de pom que Dieu lui avait laissée, s'étrangla de rire avec un pépin.




Chapitre III


Eve reprend son souffle et fait signe à Dieu de ne plus lui tapoter le dos.
— Ma Nénève ? Ça va mieux, ma poussinette ?
— Glurps ! répond Eve.
Dieu en a le coeur qui bat très fort. Il supporte mal les grosses émotions. Il tient tellement à sa fifille ! Je veille sur Eve, pense-t-il car, c'est plus fort que lui, il ne peut pas se retenir : le papa d'Eve et d'Adam est un plaisantin polyglotte. Ce lamentable jeu de mots a le mérite de lui remettre le coeur à l'endroit.
— C'est ma faute ! dit Adam d'une voix tremblante. J'aurais dû te prévenir, tite soeur, qu'il y avait des pépins.
Lui non plus, soudain, ne plus se retenir. C'est dans la famille, cette incapacité à se retenir. Adam éclate en sanglots bruyants, se tape le front, se cogne la poitrine de ses poings fermés.
— Gn'augnais pu tugner ma gnoeur ! braille-t-il d'une voix hoquetante.
— Ohhhh là ! On se calme, fiston, tout va bien. Tu ne vas nous jouer Sophocle !
Adam sèche ses larmes comme il peut. Quand on vit nu, on dispose de peu d'endroits pour ranger son mouchoir.
— Tu es sûr, papa ?
— Mais oui, grosse bête ! Allez, va embrasser ta soeur. Elle ne te reproche rien, et moi non plus.
— Alors, je vais vous montrer une autre chose merveilleuse. Quand on en a mangé, on n'a plus besoin de boire pendant un certain temps.
Toutefois, comme il a encore le nez plein de larmes, il a prononcé "poire". Une fois de plus, Dieu ne peut pas se retenir : je suis génial, pense-t-il ! La créature niaise fait le travail à ma place.
— Oh ! oui, s'exclame Eve en battant des mains. Montre-nous l'arbre à poires, Adaminou, s'il te plaît, dis !

Ce soir-là, Dieu se couche l'âme en paix et le palais agréablement rafraîchi. Tout va bien, tout se met en place sans qu'il ait à se casser la tête ou les pieds. Sa marionnette est parfaite !
Il se repasse pour s'endormir la vidéo de la découverte du bananier.
On voit, Adam, le sot !, se tordre la cheville dans une taupinière de la pelouse.
— Oh ! comme te voici bancal, dit Eve.
Grimaçant de douleur, Adam veut faire bonne figure en se moquant de lui-même.
— Un vrai ban-ban, tu as raison !
Toute la semaine, tandis qu'il claudique, Eve et leur papa l'appellent "ban-ban".
Le film passe rapidement sur ces journées pour arriver enfin au moment où l'on voit Adam se battre avec une jeune chimpanzée.
— Donne-moi ça ! crie Adam.
— Gnnnn ! répond l'animal qui tient une chose d'un beau jaune dans sa main.
Dieu a une moue approbative. Bonne idée, ce jaune contre le pelage marron de la chimpanzée ! Il a été inspiré, ce jour-là.
Adam parvient à arracher la chose jaune des doigts de l'animal qui crie de colère, au point d'attirer Eve et son papa qui prenaient un petit verre bien tranquillement, au frais dans la roseraie.
— Eh, bien ! Que se passe-t-il ?
— Iiiiiiiik ! déclare la singesse.
— Même pas vrai ! crie Adam.
— Papa ! dit Eve, il cache quelque chose derrière son dos.
— Cafteuse !
— Iiiiiiikkkk !
Dieu, qui n'aime pas être dérangé à l'heure de l'apéritif, s'énerve un peu.
— Adam ! Il suffit, mon enfant ! Montre-moi ce que tu tiens dans ton dos !
Penaud, Adam, montre la chose jaune et blanche qu'il a volée à la chimpanzée. L'épluchure pendouille de part et d'autre du fruit blanc où se lit encore la marque des dents d'Adam.
— Tssk tsssk ! dit Dieu.
Il se tourne vers la singesse.
— Désolé, ma grande, tu ne peux quand même pas manger ça. Tu n'as plus qu'à t'en cueillir un autre.
— Iiiiiiii kkkk iiii !
— Tu es certaine ?
"Oui" répond-elle d'un hochement de tête.
— Adam, rend-lui son fruit !
La chimpanzée reprend le fruit à demi épluché et le flaire longuement. La caméra montre un gros plan de son visage où apparaît une expression de ravissement. Ensuite, on la voit se diriger lentement vers Adam et le renifler partout, l'air de plus en plus heureuse. Soudain, sans un mot, elle lui saute au cou et niche sa tête contre son la sienne.
— Tu ne m'en veux pas ? dit Adam d'une toute petite voix.
— Chhhh iiiiii kkkkkk, chuchote-t-elle.
— Puisque vous êtes réconciliés, nous pouvons peut-être vous laisser ? dit Dieu.
— Oui, papa, je vous promets de plus jamais le faire.
En un souple travelling, la caméra montre Eve et son père regagnant d'un pas tranquille la roseraie où leurs boissons les attendent.
— On ne le changera pas, ton frère ! dit Dieu avec un grand soupir.
— Pauvre ban-ban ! Si tu me permets une petite remarque, je trouve que tu l'as un peu raté, papa.
— Oh ! tu peux ma Nénève, tu peux !
Ils restent un instant silencieux et l'on n'entend plus que le chant des colibris et des pépieurs mordorés. Au loin une paonne appelle son Léon.
Tandis qu'il se rassoit, Dieu donne une légère tape sur les fesses d'Eve.
— Tu sais quoi, ma choupinette ? Pour retrouver notre belle humeur, nous allons nommer cette chose blanche et jaune. Veux-tu ?
— Mon papounet… J'y ai pensé !
Dieu éclate de rire.
— Mon trésor, mon beau diamant ! Tu es bien ma fille, toi. Alors, dis-moi: qu'as-tu imaginé ?
— C'est très simple, mon petit papa. J'ai procédé comme pour le pomié. En ce moment, nous appelons mon pauvre frère "ban-ban". Quand il a été découvert, il a commencé par nier. Je te propose donc d'appeler cet arbre, l'arbre où ban-ban a nié.
— Excellent, prunelle de mes yeux ! Mais comme précédemment, simplifions et disons tout bonnement : bananié ! Qu'en penses-tu ?
Le film s'arrête sur cette dernière image : Eve ne répond rien et regarde son papa, les yeux pleins d'une admiration sans limites.




Chapitre IV


Par un beau jour de printemps… Eve et son papa choisissent chaque matin le temps de la journée. Ce matin-là, ils ont eu envie d'un beau jour de printemps et ils l'ont.
Par ce beau jour, donc, ils se prélassent sur l'herbe vert et moelleuse du Jardin, devisant avec paresse de babioles et d'autres.
— Tu ne sais pas ce que Chat m'a fait, hier soir ? dit Dieu.
— Non, mon papounet. Une bêtise, encore ?
— Oui et non, tu sais comment cela tourne avec lui.
Eve a un petit rire.
— Comme la fois où il a renversé tes pots de peinture et que tu as été obligé de rendre un pauvre animal capable de changer de teinte selon son environnement ?
Dieu rit aussi et le silence retombe. Ils s'absorbent tous deux dans ce souvenir si drôle. Quelques coccinelles traversent leur champ de vision, battant avec énergie de leurs petites ailes rondes. Eve pousse un soupir de bien-être.
— Malgré toutes ses bêtises, je préfère que ce soit Chat qui vive avec toi plutôt que cet ange imprévisible que tu invites de temps en temps.
— Ah ! Celui Qui n'est Jamais là où on S'attend à le Trouver ?
— Oui, je suis toujours inquiète quand il traîne dans les parages.
Dieu acquiesce d'un air pensif. Il se demande s'il n'aura pas de vrais gros ennuis, avec celui-là, tôt ou tard. Le seul fait de l'évoquer lui gâche la sieste.
— Nénève ? Si on allait voir ce que fait ce crétin d'Adam ?
Eve saute sur ses pieds.
— Bonne idée ! Cela nous fera du bien, de bouger un peu. Mais je te trouve dur avec ce pauvre Adam. Il fait de son mieux. Ce n'est pas sa faute…
— Oui, oui, on l'a déjà dit, je l'ai un peu raté, mais que veux-tu, il m'énerve.
Le jardin est très agréable avec ses fleurs de printemps, les bourgeons des marroniers, tout collants, et les nuages de papillons multicolores. Dieu et sa fille se promènent paisiblement. Ils franchissent un charmant ruisseau sur un petit pont inspiré des jardins chinois quand une antilope bondit devant eux, l'air affolée. Dieu l'arrête d'un geste.
— Eh bien, ma jolie! Que se passe-t-il ? De quoi as-tu peur ? Ne sais-tu pas que tu ne crains rien dans mon jardin ?
— Blblblblbl, répond l'animal à bout de souffle.
— Et zut ! Eve, on a des emmerdes ! Amène-toi !
Dieu repart à toute vitesse non sans lancer à l'antilope un rassurant : "Ne t'en fais pas, ma cocotte, Je vais tout arranger".
— Papa ! dit Eve tout en courant.
— Ce crétin d'Adam est en train de ficher le feu au jardin !
Doux Jésus ! pense Eve sans ralentir l'allure.
Un spectacle consternant les attend. Adam et Celui Qui n'est Jamais là où on S'attend à le Trouver dansent comme des ivrognes autour d'un feu. Ils l'ont allumé en plein sous le plus grand pin du jardin, une arbre pluricentenaire qui pourrait brûler comme une allumette. Les fous !
D'un seul élan de Son souffle puissant, Dieu éteint le foyer.
— Que faisiez-vous, tous les deux ? tonne-t-il.
Loin de craindre Sa colère, les deux idiots accueillent leur Créateur à bras ouverts.
— Venez voir ! Toi aussi, Eve !
Ils tiennent tous les deux à bout de bras un ustensile étrange, rond et muni d'une longue poignée.
— Qu'avez-vous fait, malheureux ? dit Dieu d'un ton qui trahit la plus consternée des consternations.
— Celui Qui n'est Jamais là où on S'attend à le Trouver m'a appris à flamber les fruits du bananié ! s'exclame Adam avec excitation. Goûtez-moi ça, papa !
Joignant le geste à l'invite, il tend sa poêle à Dieu.
— C'en est trop ! tonne ce dernier encore plus fort. Et toi ! ajoute-t-il.
Il se tourne vers Celui Qui n'est Jamais là où on S'attend à le Trouver et cherche à s'esquiver en douce.
— Attends ! Ne pars pas !
Celui Qui n'est Jamais là où on S'attend à le Trouver devient tout rouge et se met en colère, lui aussi.
— J'en ai assez de toujours me faire enguirlander ! Avec toi, c'est toujours pareil, tu n'as qu'un mot à la bouche quand tu t'adresses à moi : attends ! On ne s'attend pas à me voir ! On s'attend à mes bêtises ! Toujours la même rengaine.
L'air buté, il croise ses bras sur sa poitrine et, le menton relevé, défie Dieu du regard. Cela suffit à calmer Dieu. Très froid, à présent, il toise l'autre.
— Tu as raison et ce sera désormais ton nom : S'attend. Silence S'attend! Tu es allé trop loin, cette fois. Le feu, passe encore, j'aurais pu passer l'éponge.
C'est vrai, pense Eve. Son papa a toujours eu l'éponge très pardonneuse. Elle commence toutefois à s'angoisser. Elle comprend qu'il y a autre chose qu'un risque d'incendie.
— Tu as enfreint mon interdit absolu, poursuit Dieu en pointant un doigt accusateur sur S'attend. Mes créatures sont bâties pour le cru et tu viens de leur enseigner le cuit.
Dieu se laisse tomber dans l'herbe, essuyant une larme.
— Ma Nénève, c'est une catastrophe. Tout est perdu.
Eve va s'asseoir auprès de son père et le prend dans ses bras.
— Voyons, mon papounichou chéri, cela ne peut pas être aussi grave. Une bonne fessée tous les deux et on oublie tout ça ! Non ?
Dieu fait non avec la tête.
— Ma chérie, le Jardin est ce qu'il est parce qu'on n'y introduit aucune technologie autre que mes pouvoirs. Cet ignoble S'attend m'oblige, avec son diabolique enseignement du cuit… M'oblige à vous chasser d'ici, la créature bruyante et… et toi.
Dieu murmure ces derniers mots d'une voix étranglée.
— S'attend ! dit-il sans même lever les yeux. Puisque tu aimes tant jouer avec le feu, tu n'en sortiras plus jamais.
Le sol de la prairie s'ouvre brutalement sous les pieds de S'attend qui disparaît dans un grand jet de vapeur bouillante. Eve se bouche les oreilles pour ne pas entendre les hurlements du pauvre idiot.
— Adam, reprend Dieu. Tu es mon fils, que je le veuille ou non, et je n'ai ps toujours été très chic avec toi. A présent, je comprends pourquoi.
Dans un nouvel accès de rage, Dieu s'est relevé d'un bond à la Jet Li. Ses yeux lancent des éclairs et ses mains font broum-broum-broum-le-tonnerre.
— Oui, hurle-t-il. Je sais pourquoi ne je t'aime pas, triple buse! Je sais de toute éternité qu'à cause de ta stupidité je me retrouve seul dans ce foutu jardin pour l'éternité ! Et pire encore : à cause de toi, je perds mon Eve chérie.
— Aaaaah !
C'est Eve qui hurle ; elle vient de comprendre. Elle s'évanouit.
Quand elle reprend conscience, Dieu est assis à côté d'elle - il se souviendra de cette journée comme d'un moment où il s'est beaucoup assis et relevé - et lui caresse tendrement la tête. Adam se tient debout, l'air très embêté.
— Papa, dit-il, il y a sûrement un moyen de réparer… Je ferai n'importe quoi…
— Non, Adam, hélas ! Il n'y a rien à faire.
Dieu paraît soudain très vieux, très las. Sa barbe fleurie perd de sa superbe. Tout en berçant Eve qui sanglote doucement, Dieu prononce les paroles qu'il n'oubliera jamais.
— Adam, je vous ai créés en fonction du Jardin où tout n'est que fruits et légumes frais. Où tout est cru ! C, R,U, cru ! Tu comprends ? Si tu cuis ces fruits et ces légumes, tu fais souffrir ton systèmpe digestif et souffrir aussi le Jardin. Tu as brisé l'enchantement et tu dois - vous devez partir. C'est ta malédiction qui commence aujourd'hui : tu devras cultiver le sol toi-même pour manger, et te débrouiller pour faire du feu avec deux bouts de caillou. Mes pauvres enfants, vous n'êtes pas sortis de l'auberge.
— Papa ? dit Eve qui est revenue à elle. Ce n'est pas juste, je n'ai rien fait.
— Je le sais, ma Nénève chérie, mais c'est tout comme.
Il se penche à son oreille pour chuchoter : "Ecoute, je ne peux pas laisser ce crétin tout seul. Je compte sur toi pour veiller au grain."
— Quand même, c'est pas juste.
— D'autant moins, mon petit coeur en sucre, que dorénavant tu enfanteras dans la douleur.
De la même façon qu'avant, Dieu murmure à l'oreille d'Eve : "Je dis ça uniquement pour adoucir l'humeur d'Adam parce que, lui, il va en baver pour faire pousser quelque chose !"
— Mais moi je ne veux pas d'enfants, proteste Eve. Souviens-toi de Caïn, comme il a mal tourné, ce voyou !
Désespéré, Dieu secoue la tête.
— Je n'y peux rien, répète-t-il. Allez, partez maintenant, je ne vous raccompagne pas, vous savez où est la porte.
Il fait un vague geste de bénédiction et tourne le dos à Adam et Eve qui se tiennent debout dans la prairie fleurie, l'un à côté de l'autre, tandis que les branches du pin pluricentenaire grincent aimablement dans la brise de printemps.

Adam croit maintenant qu'il a créé le monde lui-même. Eve le tssktssk avec la même consternation qu'avant. Elle en veut toujours à son père… L'une a de la mémoire, l'autre pas. Quant aux enfants, ils tiennent des deux.

FIN


Critique parue dans La Lettre d’Antoine, revue culturelle et jardinière semestrielle

(rubrique : Les Griffes de la Marquise)

La pomme et la poire aux éditions de la Marée Verte
La nouvelle oeuvrette de Marmaduke Desabers confirme ce que nous avions déjà entrevu à la parution de sa "Nostalgie du plombier". Si l'on peut faire l'effort charitable de sourire une ou deux fois, on ne manquera pas de sortir son bicarbonate de soude pour digérer le reste. On peut apprécier un jeu de mots, même mauvais - en ce cas au énième degré, comme vous en conviendrez, amis lecteurs. Ici, on a passé les limites du convenable. Dirons-nous laborieux ? De mauvais goût ? Facile ? Tout cela à la fois, sans doute. Nous ne pourrons pas même regretter que M. Desabers s'essouffle à la longue : encore lui eût-il fallu pour cela témoigner du moindre souffle dès la première ligne.
Par pitié pour les arbres sur lesquels nous imprimons, nous n'en dirons pas plus. Cette révision de la Genèse est une fin de tout. Relisons plutôt Un Vampire au Pont du Diable qui nous avait fort distrait en son temps.
(L'ouvrage est toujours disponible chez l'éditeur.)


Image : Nature morte à la pomme et à la poire, Sylvie Andlauer



Creative Commons License
Cette
création est mise à disposition sous un
contrat Creative Commons.

1 commentaire:

menina a dit…

Excuse, j'avais point vu ! Un peu triste ce blog où personne ne laisse de commentaires... on se sent seulette.
Assez bel exercice, ma foi, et je trouve que la critique a été dure ! ;)